Songe céruléen | Chissara

Accoudée au bastingage du gaillard d’avant, le vent marin empêtré dans ses cheveux sales, Chissara fixait l’horizon. Derrière elle, l’équipage s’activait à hisser sur le pont leur précieuse cargaison d’or, de pierreries, mais aussi une caisse de mandragores échangées au marché noir.

— Capitaine ! On arrive ! beugla la vigie depuis son perchoir.

L’intéressée pointa sans plus attendre sa longue vue droit devant elle. Derrière le verre épais de la lentille, une mince langue de terre se dessinait effectivement. Elle indiqua d’un geste du bras à Wisera qui tenait la barre de maintenir le cap. Bientôt, l’instrument ne lui fut plus d’aucune utilité. Elle pouvait clairement observer l’île qui se profilait devant elles grossir de minute en minute. Constatant qu’elles arrivaient un peu trop au sud de la plage où le Mülleimer’s Insanity avait l’habitude de mouiller, elle ordonna d’une voix forte qu’on vire de bord avant que le bâtiment n’atteigne la côte.

La manœuvre, un peu brusque, se déroula sans heurt. Cette opération s’annonçait décidément sous son meilleur jour. D’ici quelques heures, elles feraient voiles vers leur bien-aimée Jäk’, les cales pleines de cette excellente liqueur d’Irianeth pour désaltérer leurs gosiers de la piquette émérienne qu’on leur avait vendu la fois précédente. Que les Dragons Ténébreux de l’Empire reprennent du service après plusieurs mois de planque était une excellente nouvelle. Se contenter d’un mauvais alcool aux trois quarts dilué, refourgué par des revendeurs de l’Alliance s’avérait fort déplaisant. Comment espérer s’amuser, s’il fallait ingurgiter un tonneau entier de boisson avant de commencer à percevoir les effets de l’ébriété ? Impensable. La jeune femme entendait d’ailleurs bien négocier un prix au rabais pour faire office de dommages et intérêts. Elle se contrefoutait bien qu’ils aient eu des ennuis avec les autorités Tanieth, un client, on ne le faisait pas attendre pendant aussi longtemps sans donner de nouvelles.

Enfin ! L’heure n’était plus à la rumination. Leur navire s’apprêtait déjà à jeter l’encre. Une fois ses instructions données à Wisera qui resterait à bord avec la moitié de l’équipage, Chissara embarqua avec le reste des flibustières à bord des chaloupes, Krac’ toujours indélogeable de son épaule gauche. Quelques minutes plus tard, elles débarquaient sur la plage de sable fin.

En colonne derrière la Capitaine, la petite équipe s’enfonça ensuite dans la jungle, emportant avec elle de quoi payer le précieux alcool qui les attendait au centre de l’île. Joyeuse, la jeune femme se prit à siffloter un air paillard, dont les fausses notes allèrent se fracasser contre les pierres des ruines antiques que la petite troupe venait d’atteindre. Pourtant, personne derrière elle ne semblait d’humeur à pousser la chansonnette. Frustrée, Chissara s’arrêta de marcher pour se tourner vers ses coéquipières.

— Capitaine… murmura une jeune recrue à sa gauche. C’est trop calme… Avec les filles, on aime pas trop beaucoup ça…

La jeune femme tendit l’oreille. En effet, le monde autour d’elles se montrait étrangement muet. Krac’ O Couac était pourtant tout à fait serein. Ses deux pattes nonchalamment enfoncées dans le cuir de son épaule en soient témoins.

— On doit être en avance. C’est tout. Mais restez sur vos gardes, on sait jamais, ordonna-t-elle avec flegme pour rassurer la troupe. On n'était jamais trop prudent.

Prudemment, le petit groupe continua d’avancer entre les ruines jusqu’à ce qu’un éclat de voix aux sonorités féminines n’attire leur attention. Juste devant le soleil, perchée sur un amas de pierres, se dressait un individu à la grande cape rouge.

Cette femme avait le sens de la mise en scène. Ça lui plaisait. Mais Chissara n’était pas dupe. Ou bien cela signifiait qu’elle était seule et cherchait à leur faire peur avec quelques artifices, ou bien c’était exactement ce qu’elle voulait leur faire croire. La capitaine penchait plutôt vers la deuxième option. Considérant que cette inconnue avait suffisamment confiance en sa force de frappe pour s’attaquer à un groupe de flibustières armées jusqu’aux dents, la menace n’était pas à prendre à la légère. A présent, le tout était de gagner suffisamment de temps pour établir un plan qui vaille la route. Et pour ça, elle savait exactement quoi faire.

— Faites ce qu’elle dit, ordonna Chissara.

Chacune se désarma, à commencer par la capitaine, qui déposa lentement chacune de ses armes à terre, en conservant toute fois le minuscule poignard à peine plus grand qu’un ouvre-lettres, dissimulé dans l’une de ses bottes.

La jeune femme se tourna ensuite vers son équipage et désigna d’un geste du menton la cargaison.

— Faites un tas propre avec tout ça, je ne veux pas que ça soit abîmé.

Tandis qu’elles s’affairaient, elle commença à se promener sur la place. Quelques-unes des filles rassemblées en tas près de leurs affaires lui lançaient des œillades déroutées ou soucieuses, mais Chissara les ignorait. Nonchalante et sereine, elle parlait, puisque c’est ce qui lui avait été si poliment demandé. Des petites histoires sans queue ni tête, déclamées avec autant d’intention que de la grande poésie, pendant lesquelles ses yeux fouillaient les alentours, l’air de rien.

— Sachez d’abord, chère Marie-Evangéline,elle s’inclina bien bas, que mon noble équipage ne compte aucun individu du sexe faible. Je ne mange pas de c’pain-là.

Elle adressa une œillade à ses camarades, qui ponctuèrent aussitôt sa phrase d’une série de cris bestiaux. Au bout de quelques secondes ferma son point son poing pour leur intimer de se taire et changea de sujet aussi brusquement qu’elle changea de direction.

— Vous faites du théâtre Marie-Evangéline ? Croyez-moi vous devriez. Pas d’doute qu’sous cette armure se cache une grande comédienne. Pour nous faire un tel spectacle gratis, vous d’vez être sacrément généreuse aussi. Vous savez jongler ? J’ai jamais réussi moi. Oh. Attendez. Je sais c’qui vous est arrivé !

Chissara marqua une courte pause, comme pour laisser planer le mystère.

— Quand vous étiez ptiote, vous vouliez en faire, du théâtre. Seulement voilà, moi j’pense qu’elle s’est engagée dans l’armée parce qu’elle se trouvait moche, elle avait trop peur de pas faire une princesse très crédible et de s’prendre des œufs pourris dans la gueule. Mais t’en fais pas Marie-Evangéline, j’suis sûre qu’au fond, t’es super belle. Et même si t’étais moche, ça existe les princesses moches, y a qu’à voir la famille royale de Diamant.